Autant en emporte le temps
— Accusé, levez-vous ! Veuillez décliner votre identité, s'il vous plaît !
— Je m'appelle Cussonet Simon. J'habite à Torel dans l'Eure. Avec votre respect, Monsieur le Président, pour faire court : Simon Cussonet, Torel, Eure.
— ... Silence ! Ou je fais évacuer la salle ! L'heure n'est surtout pas à la plaisanterie !
À compter du 17 mars 2020, 12h, Monsieur Cussonet, vous êtes accusé d'avoir tué le temps. Vous échappez à la préméditation puisque vous soutenez depuis le début n'avoir rien vu venir. Cependant, vous avez fait preuve depuis cette date d'un acharnement peu commun, qui fait de vous un redoutable prédateur.
— Mais je n'avais pas le choix, Monsieur le Président. Ça vous ferait plaisir d'être traité de confiné ? Et ceci s'est répété tous les jours pendant plusieurs semaines !
— Certes, confiné ne fait guère plaisir, Monsieur Torel, mais qu'en aurait-il été si on vous avait traité de con fini ? Je constate que, faisant preuve d'une sauvagerie inouïe, vous avez décidé de doubler le temps de sieste !
— Je le reconnais, Monsieur le Président, dès le 17 mars après-midi. Ce fut un réflexe de légitime défense.
— Ainsi donc, Monsieur Cussonet, vous n'hésitez pas à foncer les yeux fermés, faisant un nombre important de victimes. Pas moins de 7200 secondes succombent dès le début de l'après-midi. 120 minutes et 2 heures par la même occasion ! Ce fut votre premier forfait. Et non content d'en rester là, vous errez ensuite dans votre maison jusqu'en soirée, allongeant ainsi la liste des victimes. Un vrai carnage !
Les moments, les instants, les laps, tout y passe ! Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
— J'ai paniqué. Je ne savais que faire... J'ai vu le temps se dresser face à moi ! J'ai voulu me défendre, sachant que si je restais sans rien faire, l'ennui allait me dévorer !
— Est-ce une raison pour faire preuve d'une telle sauvagerie ? Je signale que les jours suivants vous récidivez sans état d'âme. Et ce, pendant plusieurs semaines. C'est exact ?
— Je ne sais plus, Monsieur le Président... Jours, semaines, mois, j'ai fini par ne plus faire la différence entre le dimanche et le lundi ; tous les jours se ressemblaient. Même l'Atelier d'écriture avait disparu de la circulation. Avec lui, au moins, je reconnaissais le lundi après-midi. Je vous assure, Monsieur le Président, c'était le brouillard complet.
— Maître Dutemps, vous avez la parole. Qu'avez-vous à dire pour la défense de votre client ?
— Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés… Si on peut parfois avoir le temps, qui peut prétendre le posséder ? Si on prend le temps, ne s'est-il jamais laissé saisir ? Ou alors, seulement de temps en temps… Nous évoquons parfois le bon vieux temps, comme si le passé ne fut jamais mauvais, et meilleur que le présent. Nous donnons aussi parfois de notre temps pour une cause, pour quelqu'un... En aucun cas nous ne le prêtons puisque nous ne pourrons le reprendre, insaisissable élément de notre existence. Notre temps ne se conjugue qu'au présent car nous ne sommes plus ce que nous avons été et ne sommes pas encore ce que nous serons. En travaillant, nous vendons de notre temps puisque nous ne l'avons plus. Mais nous ne le perdons point, puisque notre employeur, notre client, nous l'achètent. Le temps peut paraître interminable ou passer trop vite. Pourtant, il s'agit bien du même. Nous prenons du bon temps et nous nous mettons à l'abri du mauvais temps pour ne pas passer un sale quart d'heure. Et quand nous perdons notre temps, jamais nous ne le retrouvons. — Au temps pour nous.
Alors, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés, je vous réclame la plus grande indulgence pour mon client. Accordez lui les circonstances exténuantes, puisque manifestement une immense exaspération, une incommensurable lassitude, l'ont conduit à cet état d'innommable impatience que vous avez décrite, Monsieur le Président. Pas une heure, vous ne regretterez votre mansuétude, pas une minute, cette décision vous accablera, pas une seconde, mon client ne l'oubliera.
Voilà ce que j'avais à vous dire, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés.
— Merci, Maître Dutemps. La Cour va se retirer pour délibérer.
— Mesdames et Messieurs, la Cour!
- Monsieur Simon Cussonet, Torel, Eure… Après délibération du jury, la Cour n'a pas retenu la préméditation. Considérant la gravité de la situation devant laquelle vous vous êtes retrouvé sans y être préparé, considérant qu'aucune victime humaine n'est à déplorer (autre que celles terrassées par ce méchant virus, mais ceci n'est manifestement pas de votre fait), considérant la grande volonté dont vous avez fait preuve pour vous en sortir (et pour sortir) dès le déconfinement en reprenant une activité normale, vous êtes acquitté et libre d'aller où bon vous semble et avec qui vous voulez.
Afin de prévenir toute récidive, vous serez tenu de vous faire vacciner dès que cette option vous sera proposée. La séance est levée!
Didier Bruyas