J'ai un autre métier
Sujet : Décrivez-vous avec un autre métier
Bien qu’à la retraite il me faut aujourd’hui choisir un autre métier. Quel métier ? Pas un de ces métiers trop complexes du moment. Retour en arrière…, tiens, celui de rémouleur !
— Rémouleur, couteaux, ciseaux, aiguise tout ce qui coupe !
Je déambule dans les petites rues parisiennes avec mon dispositif autonome, annoncé par ma clochette. Un tricycle, racheté à un livreur de chez « Nicolas » et transformé par mes soins, sera mon atelier ambulant.
Assise confortable, pignon fixe adapté aux arrêts fréquents, pneus pleins. À l’avant, une grande meule en grès fin. Sur le côté droit, un petit arrosoir rempli le matin même d’eau prélevée au robinet sur le palier, où j’habite. Dans une sacoche suspendue à gauche, une vieille musette agonisante pour y garder les pierres à aiguiser, grain fin.
J’ai mon itinéraire habituel, repéré et coutumier sur lequel je sais ne pas rencontrer de concurrence.
— Aiguiseur, couteaux, ciseaux !
d’une voix forte, aux syllabes bien détachées et j’agite ma sonnette pour signaler ma présence.
Au cinquième étage une fenêtre s’ouvre, première cliente :
— Des couteaux de cuisine. Je descends vous les apporter.
Mon outil de travail consciencieusement garé sur le trottoir, j’attends la cliente. Vêtue d’une grande robe de chambre élimée, au bleu passablement défraîchi, bigoudis bien ourlés sur sa chevelure grisonnante, savates aux pieds, elle s’approche. Elle me présente la série de couteaux dont le fil a bien besoin d’un sérieux rafraîchissement. Le prix convenu, je lui demande un peu de temps dont elle profite pour aller chez le boucher, de l’autre côté de la rue. Elle n’aura pas descendu ses cinq étages pour rien.
Les pieds bien calés sur le pédalier, je transmets mon énergie à la grande meule qui prend vite sa vitesse de croisière. Le bruit suave de la lame mordue par cette pierre, mouillée par un ingénieux système de ma conception, chatouille agréablement mes oreilles. Ces crissements, dignes d’une mélodie orchestrée par un compositeur de renom, me font savoir si l’angle de la lame sur la roue est bon. C’est un métier.
Les couteaux aiguisés sont posés sur une petite étagère prévue à cet effet. La cliente, cabas à la main, traverse la rue et s’arrête devant moi, l’œil fixé sur ses couteaux.
— C’est prêt, Madame, regardez, ce sont de vrais rasoirs. Attention de ne pas vous couper maintenant !
Joignant le geste à la parole, il prend une feuille de journal et, le regard brillant, fait glisser lentement une lame sur le papier. La coupure est franche, le spectacle est édifiant. Cette brave dame n’aura probablement jamais eu de couteaux coupant aussi bien. Un sourire de contentement mêlé d’étonnement éclaire son visage. Le prix annoncé est confirmé. Le porte-monnaie usagé sort de la poche du peignoir. Un billet et quelques pièces vont rejoindre la poche du rémouleur.
— Merci, Madame. Bonne journée !
La clochette en bronze, fermement agitée, retentit à nouveau. L’atelier roulant, sur un coup de pédale énergique, est remis en route.
— Rémouleur, repasse couteaux, ciseaux !
Jacques Gervaise le 13 janvier 2020